Le 1er février : 70 ans de l’appel de l’Abbé Pierre
Où ? Pas trop loin car ce mardi 9 janvier, une femme sans domicile fixe d’une soixantaine d’années a été retrouvée morte de froid, sous ses couvertures, dans la rue à Carpentras. Comme ce drame ne s’est pas passé à Paris, cela ne fait pas la une des chaines d’info en continu.
A Montceau les mines un certain nombre de SDF, ceux qui devaient avoir disparus de nos rues d’après nos gouvernants, hantent encore les abords des supermarchés, la rue Carnot. Ils vivent, et leurs compagnons à 4 pattes avec eux, dans des conditions précaires et terribles, surtout par ce froid qui s’installe. Ils sont là, au milieu de nous, que font les autorités ? La preuve par Thomas. Montceau News par l’intermédiaire d’un article de Nelly a alerté sur ce travailleur précaire vivant dans sa voiture avec son chien sans solution du système : des âmes secourables lui ont offert ce qui lui faisait défaut et lui ont rendu sa dignité.
Où ? Juste 70 stations annuelles plus loin et au sortir de la rame, sur le quai le même paysage, les mêmes drames et la même impuissance à apporter des solutions pérennes.
Où ? Qui a vraiment la réponse ? Pour le moment ce drame est d’actualité avant que sa répétition dans les jours et semaines qui viennent banalise le fait et nous liassent indifférents.
En 1954, lorsqu’il lance son fameux appel au secours et au sursaut de la générosité, l’Abbé Pierre a déjà derrière lui la création des communautés Emmaüs, la première date de 1949 à Neuilly Plaisance par la création d’une auberge de jeunesse dans une maison « trop grande » pour le seul Abbé Pierre. Il s’agit d’associations ayant pour but d’accueillir, de façon inconditionnelle, des exclus, dits « compagnons d’Emmaüs », cherchant un lieu où vivre, travailler, se reconstruire.
Pourquoi Emmaüs ? C’est le nom d’un village de Palestine dont parle St Luc dans son évangile.
Petit à petit se sont créées différentes structures : SOS familles Emmaüs, entreprises d’insertions, la Fondation abbé Pierre, regroupées en sept fédérations organisées indépendamment. En 1958 a été créée l’Union centrale de communautés Emmaüs qui regroupait le plus de monde.
2003, Martin Hirsch, qui préside Emmaüs France depuis un an réforme l’organisation en trois branches : la branche communautaire, la branche action sociale et logement, et la branche Économie solidaire et Insertion. De cette nouvelle organisation découle la disparition des fédérations au sein de la branche communautaire d’Emmaüs France.
2009, le haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, Martin Hirsch, fait adopter par l’état pour Emmaüs un statut officiel d’OACAS (organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires). Et concomitamment il met en place, par décret, le RSA (revenu de solidarité active) après deux ans d’expérimentation dans 34 départements.
Au niveau national il existe 120 communautés Emmaüs membres d’Emmaüs France accueillant près de 4000 compagnons dans des lieux d’accueil, de vie, de travail et de solidarité. Elles ne reçoivent aucune subvention de fonctionnement, leur financement provient de leurs activités de récupération, reconditionnement et revente à bas prix alliées aux dons du public.
Il existe aussi une fédération Emmaüs International comprenant 425 associations présentes dans 41 pays. Elle est née en 1971 pour regrouper l’ensemble des groupes Emmaüs du monde. Une réunion à lieu en 1969 à Berne en Suisse. C’est Marcel Farine, président d’Emmaüs-Suisse, qui préside cette première réunion mondiale des groupes d’Emmaüs International. Il y fait adopter le Manifeste Universel qui définit entre autres les buts d’Emmaüs :
» Agir pour que chaque homme, chaque société, chaque nation puisse vivre, s’affirmer et s’accomplir dans l’échange et le partage, ainsi que dans une égale dignité. «
Hiver 1954, en France il fait très froid, les conditions de logement demeurent précaires dans cet après guerre de reconstruction, une femme expulsée de son logement meurt gelée sur un trottoir. Cette situation dramatique révolte l’abbé Pierre. Mais il ne s’agit pas en fait du premier drame ayant entraîné les prises de positions de l’Abbé Pierre auprès des politiques. Un amendement proposé par le député MRP Henri Grouès, dit l’abbé Pierre, envisageait de prélever un milliard, sur les 90 prévus pour la reconstruction, afin d’édifier des cités de première nécessité.il a été refusé dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954. Or cette même nuit un drame atroce se joue dans un camp de fortune, situé à moyenne distance de l’Assemblée nationale, dans un vieux car, abritant une famille sans logement, un bébé de trois mois meurt de froid.
Frappé par cet horrible fait divers l’Abbé Pierre écrit à Maurice Lemaire, le ministre de la Reconstruction et du Logement une lettre dans laquelle il pointe la concomitance entre cette dramatique mort et le discours que le ministre lisait à l’assemblée son discours de refus de la création des cités d’Urgence. «Monsieur le Ministre, le petit bébé de la cité des coquelicots. /…morts de froid pendant le discours où vous refusiez les « Cités d’urgence. /…C’est à 14h, jeudi 7 janvier, qu’on va l’enterrer. Pensez à lui. Ce serait bien si vous veniez parmi nous à cette heure-là. On n’est pas des gens méchants » Lettre bouleversante que le Figaro publiera le 5 Janvier. Le surlendemain du drame.
Le froid se fait de plus en plus mordant cette nuit du 30 janvier 1954 et tous les abris, les hospices refusent du monde car leurs capacités d’accueil sont dépassée, les sans abri sont même accueillis dans les commissariats. De pauvres hères déambulent ou dorment dans la rue par centaines. Emmaüs et l’Abbé Pierre font des « tournées » dans Paris pour distribuer couvertures et vivres. Ils ont même installé rue de la Montagne-Sainte-Geneviève une grande tente militaire avec un peu de paille sur le sol. L’Abbé a dormi parmi une soixantaine de sans-abri qui sont arrivés en moins d’une heure.
Dans la nuit du 31 janvier, deuxième nuit de « tournées » une femme, qui a été expulsée de son logement, a été retrouvée morte, boulevard de Sébastopol. La coupe est pleine pour l’ecclésiastique à qui, le 1er février, un journaliste suggère à de lancer un appel à la solidarité à la radio.
Discours rapidement rédigé sur un bout de papier en totale improvisation :
» Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée «
De cet appel indigné et bouleversant naîtra » l’insurrection de la Bonté » qui mobilisera cette fois les pouvoirs publics mais aussi l’ensemble de la société française et déclenchant une réponse massive.
Et on pourrait croire que la société a résolu ce problème prégnant de la pauvreté, du mal logement. Que nenni, cela a perduré depuis, perdure encore et a trouvé à partir des années 80 un regain d’activité et de nécessite avec ce qui a été « la nouvelle pauvreté » qui subsiste encore aujourd’hui.
70 ans se sont écoulés, nous constatons que si la pauvreté n’a plus ces aspects terribles et odieux elle existe encore, des gens dorment toujours dehors dont des milliers d’enfants, le logement indigne n’a pas été éradiqué, l’écart entre les pauvres et les riches s’est encore creusé. Il faut malheureusement constater qu’une force, qui s’est manifestée dès que l’argent a commencé à affluer dans les caisses d’Emmaüs et de la Fondation, a pris le pas sur l’état d’esprit généreux du bon père. Il devait certainement en être ainsi parce que l’on ne gère pas une organisation si importante et si ramifiée en France et dans le monde entier comme une association de quartier. Mais malgré tout, depuis plus d’une décennie des mouvements sociaux sont apparus au sein d’Emmaüs pour dénoncer les conditions de travail et des contrats parfois précaires. En 2023, les communautés de Grande-Synthe, Saint-André-Lez-Lille, Tourcoing, Nieppe et Wambrechies se sont mises en grève pour, essentiellement obtenir la régularisation des travailleurs sans papiers et aussi l’amélioration des conditions de travail dignes. Cette région de France est aussi le nœud de problèmes intenses liés aux migrations. D’ailleurs le mardi 13 juin 2023 la communauté Emmaüs de la Halte Saint-Jean, de Saint-André-lez-Lille (59), a été perquisitionnée par l’Office central de lutte contre le travail illégal (Oclti) dans le cadre d’une enquête préliminaire aux chefs de traite d’êtres humains et travail dissimulé.
Dans le Tarn-et-Garonne et le Doubs, deux communautés verront leurs directions accusées de détournements de fonds. En 2023 également, dans la région de Montpellier, une communauté Emmaüs a créé une association : « Les communautés ensemble pour vivre Emmaüs », pour critiquer ce qu’elle appelle la « disparition » des valeurs de l’Abbé Pierre.
Même si au vu de ces éléments et de l’évolution de l’organisation on peut se demander si Emmaüs appartient encore à ses compagnons, on doit raisonner objectivement et ne pas inférer que parce qu’il existe des conflits toute la structure est pourrie. Il faut aussi comprendre que cette vaste entreprise bénévole a eu l’impérieux besoin de se de structurer et de se professionnaliser, ce qui implique du recrutement externe et une mise en place de formations professionnelles poussées. C’est d’ailleurs cette évolution dont beaucoup juge qu’elle était inéluctable qui a poussé en 1971 l’Abbé Pierre avec Roland Jeanniot, et Raymond Étienne à créer l’Union des Amis et des Compagnons d’Emmaüs (UACE) regroupant quelques communautés plus proches de la vision originelle.
Cette union se fissurera ensuite pour devenir Emmaüs Liberté et Emmaüs Fraternité. En 1985 Emmaüs France est crée et en 1988, selon le vœu de l’Abbé, Raymond Étienne crée la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés.
Nous avons à faire à des rassemblements d’être humains œuvrant dans une sorte de croisade permanente au cœur des drames humains. Pour le moment, après 75 ans d’existence, il ne semble pas que le modèle Emmaüs, soit devenu obsolète, simplement il est agité lui aussi par toutes les forces sociales et les problèmes de notre société. Des crises il en a surmonté depuis des décennies, il a su s’adapter aux transformations de notre société. Sa lutte prégnante contre la pauvreté s’éternise comme cette dernière s’est enkystée dans notre pays et le monde, alors patience et longueur de temps…
Mais force est de constater que le message, les messages, de l’Abbé Pierre sont toujours et autant d’actualité, l’insurrection de la bonté a encore du pain sur la planche,
Il faudrait un ou plusieurs tomes pour tout dire sur la question, alors restons à l’aune d’un simple article.
Gilles Desnoix
Voir l'article : Montceau News