Maladie à vendre : quand l’industrie fabrique des patients
Transparence et indépendance : les leviers pour retrouver confiance.
Le 30 novembre dernier sur France Inter, Inès Léraud, auteure de la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite adaptée au cinéma par Pierre Jolivet, a expliqué comment, au cours de ses enquêtes, elle a découvert la très grande proximité entre l’industrie pharmaceutique et le monde de la santé. Une proximité qui l’a amenée à s’interroger sur la construction des normes de notre société. Un système qui soigne… mais qui peut aussi créer des malades.
Montceau News a décidé de s’intéresser à cette question primordiale pour l’ensemble des Français.
Parfois admiré, souvent critiqué, jamais neutre : le système qui réunit laboratoires pharmaceutiques, autorités sanitaires et professionnels de santé est au cœur de notre vie quotidienne. C’est lui qui définit ce qu’est une maladie, ce qui doit être traité, et avec quelle posologie.
Un système qui sauve des vies, mais qui, selon de nombreux experts, peut aussi fonctionner en vase clos, influencer les normes et, parfois, élargir le champ de la maladie au point de transformer des personnes bien portantes en « patients à risque ».
Dans un contexte de défiance croissante, il est utile d’examiner ce système sans caricature : avec ses forces, ses faiblesses et ses dérives structurelles.
Ses partisans en parlent comme d’un système indispensable, qui produit de vrais progrès.
Faisons le constat qu’effectivement sans l’industrie pharmaceutique, et sans les agences qui l’encadrent, les progrès médicaux des dernières décennies n’existeraient pas. Nous avons assisté à des avancées incontestables et l’on ne peut contester que les innovations récentes ont bouleversé notre rapport à la maladie, même si souvent le coût en est très élevé pour certains patients qui de ce fait ne peuvent réellement en profiter. Ces avancées concernent les thérapies ciblées contre les cancers, les traitements du VIH qui permettent une espérance de vie quasi normale, les antiviraux contre l’hépatite C, les vaccins à ARN messager, les nouveaux anticoagulants, les biothérapies contre les maladies auto-immunes.
Ces succès reposent sur une collaboration étroite entre les industriels qui produisent la recherche, les agences qui valident, les médecins qui appliquent. On ne peut contester qu’il s’agisse d’un triangle qui fonctionne globalement bien, et qui permet d’éviter les médicaments dangereux ou inefficaces.
Depuis vingt ans, la transparence progresse, encadrée par des garde-fous comme la déclaration publique des liens d’intérêts, le contrôle des essais cliniques, le retrait ou restriction de certains médicaments problématiques (Vioxx, implant Essure, quelques anti-arythmiques…).
On est en droit de penser qu’à ce niveau, le système fait son travail, qu’il corrige les dérives les plus graves.
Mais il ne faut jamais se contenter d’un contrôle superficiel du système car ce dernier peut aussi vivre en vase clos. En effet, si progrès il y a, les critiques portent sur la proximité structurelle entre industrie, experts et autorités. Il est nécessaire de mettre en doute toute chose avant de pouvoir délivrer un quitus. Nous avons à faire là à une expertise circulaire car les experts qui siègent dans les commissions participent à des essais financés par l’industrie, publient des études sponsorisées, interviennent dans des congrès financés, rédigent les recommandations.
Il ne s’agit pas forcément de corruption, ni active ni passive, mais d’un environnement homogène, où le débat contradictoire est rarement puissant. Cela inclut aussi les agences dépendant des données industrielles car environ 90 % de la recherche clinique est financée par les laboratoires.
Cela signifie que ce qui n’est pas rentable est peu étudié, que la prévention, l’alimentation, l’environnement sont sous-financés, que les données disponibles pour définir les seuils sont issues d’études sponsorisées.
Le serpent se mord la queue dans un système circulaire dans lequel le régulateur dépend du régulé, ce qui constitue une condition propice à une forme de captation réglementaire.
Les stratégies de marché font parfois (souvent ?) que la définition de la maladie devient un levier commercial. Tout le monde a en tête l’histoire édifiante du Prozac. (Prozac). Fin des années 1960, lors de la recherche, non pas d’un traitement pour la dépression, mais d’une molécule sélective sur la sérotonine, les chercheurs trouvent une molécule très spécifique. Ils comprennent ensuite qu’elle pourrait traiter certains troubles de l’humeur. Mais à l’époque, la « dépression » n’était pas encore définie en tant que maladie liée à un déficit sérotoninergique. Qu’à cela ne tienne, elle va le devenir et prendre corps grâce au Prozac. Ce dernier est devenu l’exemple typique du médicament où la théorie (déficit en sérotonine) a été construite après la molécule.
L’industrie pharmaceutique évolue dans un environnement économique. Ses impératifs ne sont pas secrets : innover, élargir les marchés, sécuriser les marges.
Plusieurs stratégies sont documentées, comme par exemple en premier l’abaissement progressif des seuils de maladie, la dérive la plus citée par les chercheurs. C’est mathématique, à mesure que les seuils baissent, la population « malade » augmente. On trouve ça pour le cholestérol (seuil LDL abaissé au fil des années), l’hypertension (abaissement du seuil américain en 2017), la glycémie avec la généralisation des notions de « prédiabète », l’ostéoporose avec la notion d’ostéopénie ou la dépression légère incluant des niveaux dont la dépression modérée. Plus le seuil est bas, plus il y a de « patients » et donc de consommateurs potentiels. Ce mécanisme n’est pas théorique : il a été observé dans plusieurs pays.
Seconde stratégie, le “disease mongering” (fabrication de maladies), c’est-à-dire faire passer des variations normales de la vie pour des pathologies ou comment transformer des inconforts, des risques légers, des variations normales du corps humain en « pathologies » nécessitant traitement. Il ne s’agit pas d’exagérations, de cas isolés érigés en exemples dominants. Les cas les plus souvent cités illustrent bien le propos, comme la baisse de testostérone « liée à l’âge », le trouble dysphorique prémenstruel, le déficit d’attention adulte, etc. Chacun, chacune, nous constatons ces dérives au quotidien et souvent nous nous interrogeons sur la réalité de cette évolution et sur la légitimité des prescriptions.
La troisième stratégie concerne la gestion du cycle de vie des médicaments à l’approche de la fin d’un brevet. Elle concerne de nouvelles formes galéniques, c’est-à-dire de nouvelles présentations du médicament permettant d’améliorer l’efficacité, la tolérance, la facilité d’utilisation ou l’observance. Les nouvelles formes galéniques sont souvent utiles, mais il faut rester conscient que l’industrie pharmaceutique peut aussi les utiliser comme levier commercial. Ce n’est pas innocent, mais ce n’est pas toujours malveillant non plus : souvent, c’est un mélange d’intérêt thérapeutique réel et d’opportunité commerciale. Elle concerne également de nouvelles indications, des associations fixes, des dépôts de micro-brevets. Les microbrevets en disease mongering ne sont pas innocents, ils permettent de transformer un médicament existant en plusieurs « nouveaux médicaments », ils servent à justifier le marketing pour des maladies élargies ou nouvellement définies, ils prolongent la protection industrielle et le contrôle du marché, souvent au détriment de l’accès aux génériques. L’objectif global de cette stratégie est de prolonger le monopole.
Une quatrième stratégie utilise les campagnes narratives. Les industriels financent parfois des campagnes destinées à convaincre le public, le corps médical que telle maladie est “sous-diagnostiquée”, que des millions de personnes ignorent qu’elles sont “à risque”, qu’un dépistage massif est urgent. Ce support peut passer par les médias, des associations de patients financées, des experts très médiatisés. Insidieusement, ces campagnes « d’information » de quasi-service public passent par l’intermédiaire de professionnels de la santé et de journalistes spécialisés dans des rubriques d’information grand public.
L’ensemble de ces dynamiques, ces stratégies ne sont pas sans conséquences, il s’agit de dérives d’un système efficace qui peut aussi fragiliser la population par la surmédicalisation. Des millions de personnes reçoivent chaque année des statines sans bénéfice clair, des antidépresseurs pour des troubles mineurs, des anxiolytiques régulièrement renouvelés, des traitements pour des “pré-maladies”. De ce fait, et de plus en plus en France, le médicament devient la première solution, souvent au détriment de la prévention, de l’éducation à la santé, de l’amélioration du mode de vie, de l’écoute clinique.
Cela conduit à la création de malades car l’abaissement des seuils transforme des individus asymptomatiques en “patients à surveiller”. Cela peut produire de l’anxiété inutile, des effets secondaires liés à des traitements non indispensables, une dépendance à un suivi médical.
Il faut se rendre à l’évidence, certains sont des patients créés par la norme, et non par la maladie.
Et tout cela n’est pas indolore, sans impact sur les finances publiques car chaque abaissement de seuil augmente les dépenses de dépistage, les prescriptions, les remboursements.
Un choix qui pèse sur la Sécurité sociale, parfois au détriment d’autres priorités : prévention, santé environnementale, accès aux soins, psychiatrie, vieillissement.
Il est difficile de comprendre le phénomène et l’impact réel sur la société, les patients et les finances publiques parce que l’opacité et le retard dans la reconnaissance des effets indésirables pèsent très lourdement sur la compréhension, l’analyse et le suivi du phénomène. Et parce que les données sont massivement produites par l’industrie, certains risques émergent tard, comme dans le cas des opioïdes aux États-Unis, du Mediator en France ou des anti-inflammatoires retirés dans les années 2000.
Bien sûr que le système réagit, corrige, fait la police… mais souvent après des millions de prescriptions.
Il faut être conscient que le système est hybride, puissant, sans attaches nationales particulières du fait de la mondialisation du secteur, mais il s’avère vulnérable. Il faut aussi tenir compte des aspects positifs comme les traitements qui ont transformé le pronostic de nombreuses maladies, les agences qui évitent les catastrophes sanitaires majeures, une science médicale globalement rigoureuse, une pharmacovigilance qui corrige les dérives les plus graves.
Cela n’empêche en rien de pointer les points négatifs comme une expertise parfois trop liée à l’industrie, un système qui fonctionne partiellement en vase clos, des seuils et définitions souvent influencés par les études sponsorisées, l’émergence de marchés en créant de nouveaux “malades”.
Nous l’avons vu, les conséquences pour la population sont la surmédicalisation, l’anxiété sanitaire, les dépenses publiques accrues, le risque d’effets secondaires inutiles, l’impression de vivre dans une société où “le normal devient pathologique”. Rien que cela doit amener à questionner le système et la manière dont les pouvoirs publics le gèrent ou y participent.
Une conclusion s’impose : il convient de reconstruire la confiance, sans forcément accuser l’industrie, ni discréditer les agences, mais de comprendre une réalité simple : ce système nous est présenté comme indispensable. D’autres perspectives peuvent-elles être dégagées. En effet ce système n’est pas neutre et il a tendance, structurellement, à élargir le domaine de la maladie.
Pour renforcer la confiance, il apparaît clairement que trois leviers sont aujourd’hui essentiels. Il s’agit d’abord de la transparence totale sur les données brutes des essais, ensuite de l’indépendance réelle des experts participant aux seuils et recommandations et enfin du rééquilibrage des financements vers la prévention, l’information publique et la recherche non lucrative.
Soigner, oui. Mais pas à n’importe quel prix : le système doit protéger les patients, pas les fabriquer.
Gilles Desnoix



